Les variantes entre les manuscrits des évangiles

Il arrivait aux scribes de l’Antiquité de se tromper. Aussi, quand on dispose de plusieurs manuscrits d’un texte antique, on dispose aussi de plusieurs textes différents.

Ce problème concerne-t-il aussi les évangiles ? À ce sujet, j’ai lu et entendu tout et son contraire.

Il arrive que l’existence de variantes entre les manuscrits des évangiles soit évoquée par ceux qui contestent l’existence de Jésus[1].

J’ai critiqué ici une vidéo où, à la 42e minute, où un orateur en soutane affirme que l’absence de variantes est un argument en faveur de l’existence de Jésus : quand on compare les évangiles « il y a zéro (pas zéro, on est à quatre-vingt-dix-neuf pour cents d’absence d’erreur) et toutes les erreurs sont du style une virgule, un iota, un accent mal placé, une lettre à la place d’une petite jambe qui a été mal écrite et qui ne change absolument rien au sens du texte. »

Alors, y a-t-il des variantes dans les évangiles ?

Si oui, est-ce important ?

Pas de suspens, pas de miracle, les copies des évangiles ont elles aussi leurs variantes. Et comme il y a des milliers de manuscrits des évangiles, il y a des centaines de milliers de variantes dans les évangiles. Oui, des centaines de milliers[2].

Il est exact que beaucoup d’entre elles sont insignifiantes mais d’autres ne le sont pas du tout. Voici quelques exemples.

La finale de Marc

La fin de l’évangile selon Marc (chapitre 16, versets 9 à 20) est omise par de bons manuscrits[3]. C’est une page entière qui disparaît[4], ce n’est pas insignifiant. D’autres manuscrits présentent une version courte[5].

L’institution de l’eucharistie

Les meilleurs manuscrits évangéliques complets sont l’Alexandrinus (A 02, Ve siècle, le Vaticanus (B 03, IVe siècle), Ephraemi rescriptus (C 04, IVe siècle), le Codex de Bèze (D 05 IVe-Ve siècle) et le Sinaïticus ( Aleph 01, IVe siècle). Voir .

Pour trouver des variantes importantes, il n’est pas utile d’explorer des manuscrits tardifs.

Par exemple, en Luc 22,19-20, on peut lire : « Et prenant du pain, il rendit grâces, le rompit et le leur donna et dit : C’est mon corps qui est donné pour vous ; faites ceci en mémoire de moi. Et de même pour la coupe, après le dîner, il leur dit : Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang qui est répandu pour vous. »

Ce passage est particulièrement important car c’est là que Jésus ordonne aux disciples de répéter ce qui est à l’origine de la communion du dimanche, l’eucharistie, un des sacrements chrétiens.

Le Codex de Bèze (du nom de Théodore de Bèze, disciple de Calvin) omet tout ce qui suit « c’est mon corps ». Donc, d’après l’évangile de Luc du Codex de Bèze, Jésus n’a pas institué l’eucharistie. Qu’on ne me dise plus que les variantes « ne changent absolument rien au sens du texte » !

Ce passage, particulièrement lourd de sens, est sujet à d’autres variantes[6].

Jésus porte la croix

Les variantes ne sont pas toutes des erreurs de copie. Beaucoup sont intentionnelles[7].

Le papyrus P66 est daté des environs de l’an 200. C’est le plus ancien manuscrit de l’évangile selon Jean (presque complet).

En Jean 19,16-17, on lit habituellement : « Ils prirent Jésus, et portant lui-même la croix, il sortit vers […] où ils le crucifièrent. »

P66 omet « et portant lui-même la croix ». Boismard, un des meilleurs spécialistes des évangiles, nous explique pourquoi le texte court de P66 est le texte primitif de l’évangile selon Jean : il y eut une hérésie, l’hérésie docète, selon laquelle Jésus ne serait pas mort réellement ; un autre, Simon de Cyrène, lui aurait été substitué et serait mort à sa place. Un scribe a pu ajouter que Jésus portait lui-même la croix afin de réfuter les Docètes [8].

Est-ce important ?

À mon sens cela ne fait guère avancer la question de l’existence de Jésus.

Si les évangiles avaient été transmis sans erreur, cela n’indiquerait rien du tout car une invention peut être fidèlement transmise. Et bien entendu, à l’origine d’un récit déformé, il peut y avoir une histoire vraie.

Il est beaucoup plus utile d’examiner, non pas les variantes de chaque évangile, mais les différences entre les évangiles. Cette comparaison est un classique de la contestation de l’existence de Jésus car elle est vraiment dévastatrice, bien davantage que l’étude des variantes. Voir ici. Notre orateur en soutane a préféré ne pas aborder le sujet.

C’est pour cela que l’examen des contradictions entre les évangiles se trouve dans Une invention nommée Jésus. C’est pour cela également que l’examen des variantes fait partie du présent blog consacré aux compléments.

Il n’en reste pas moins que notre orateur en soutane ment effrontément à ses ouailles.

[1] « On a repéré 200.000 variantes dans ces manuscrits: Le Saint Esprit qui inspira le texte en aurait dû inspirer le respect ». Georges Las Vergnas, Jésus-Christ a-t-il existé ? 1958. Note 2 page 40.

« Variantes innombrables, interpolations, additions, suppressions écartent de la pensée de l’historien impartial toute velléité d’affirmer ». Georges Ory, Le Christ et Jésus. Les Éditions du Pavillon, 1968. Page 13.

« Au dire de leurs défenseurs, la teneur de ces textes aurait été fidèlement conservée, mieux que celle d’autres textes. Cette affirmation doit beaucoup à l’assurance de la foi. Si la perte des originaux interdit toute comparaison, le constat de très nombreuses variantes dans les manuscrits anciens suffit pour justifier des questions sur leur intégrité. » Michel Gozard Jésus? Une histoire qui ne peut pas être de l’histoire. Publibook, 2003. Page 62.

[2] Il existe « plus de 5 000 manuscrits ou fragments de manuscrits grecs [du Nouveau Testament], si l’on tient compte des lectionnaires. Chiffre, du reste, bien inférieur à celui des versions, sans parler des innombrables citations des auteurs ecclésiastiques (plusieurs millions) qu’il faut aussi faire entrer en ligne de compte. Dans ces conditions on imagine aisément le nombre considérable des variantes. On a parlé de 150 000 ; d’aucuns disent même 250 000. Le chiffre exact importe assez peu. Encore est-il qu’on aurait de la peine à trouver une phrase, un membre de phrase dont la tradition manuscrite soit uniforme. » Léon Vaganay et Christian-Bernard Amphoux. Initiation à la critique textuelle du Nouveau Testament. Cerf, 1986. Page 17.

[3] « Les commentateurs sont aujourd’hui d’accord pour reconnaître que Mc 16,9-20 ne faisait pas partie de l’évangile primitif de Mc. Cette finale est en effet omise par les deux meilleurs témoins de la tradition alexandrine ( S B [les manuscrits Sinaïticus et Vaticanus] ), l’ancienne version africaine ( k ) et l’ancienne version syriaque ( SyrSin ), pour ne parler que des témoins les plus importants ; cet accord est décisif contre l’authenticité marcienne de cette finale, qui ne se présente d’ailleurs pas comme la suite du récit précédent. Nous sommes plutôt devant un résumé de plusieurs récits d’apparitions de Jésus ». Marie-Émile Boismard Synopse des quatre évangiles. § 376. Tome 2 page 452.

Marie-Émile Boismard est un des meilleurs spécialistes des évangiles.

[4] Ressuscité à l’aube du premier jour de la semaine, il apparut d’abord à Marie Madeleine, de qui il avait chassé sept démons. Celle-ci passa l’annoncer à ceux qui avaient été avec lui et qui faisaient deuil et qui pleuraient. Mais quand ceux-ci entendirent qu’il vivait et qu’il avait été vu par elle, ils se méfièrent. Après cela il se manifesta sous une autre forme à deux d’entre eux qui marchaient se rendant aux champs. Ceux-là allèrent l’annoncer aux autres, qui ne s’y fièrent pas non plus. Enfin il se manifesta aux onze eux-mêmes pendant qu’ils étaient à table, il leur reprocha leur méfiance, leur dureté, et de ne pas s’être fié à ceux qui l’avaient vu relevé. Il leur dit: Allez dans le monde entier proclamer l’évangile à toute la création; celui qui a la foi et est baptisé sera sauvé, et celui qui se méfie sera condamné. Et voici le signes qui accompagneront ceux qui auront la foi: ils chasseront des démons en mon nom, ils parleront de nouvelles langues, ils prendront des serpents et, boiraient-ils du poison que cela ne les gênera pas, ils poseront les mains sur les malades et en feront des bien portants. Le Seigneur, donc, après leur avoir parlé, fut enlevé vers le ciel et s’assit à la droite de Dieu. Et eux sont sortis prêcher partout avec le concours du Seigneur qui confirmait la parole en l’accompagnant de signes.

Traduction de Jean Grosjean aux éditions de la Pléiade.

[5] « Elles racontèrent brièvement aux compagnons de Pierre tout ce qui leur avait été annoncé. Ensuite, Jésus lui-même fit porter par eux, de l’orient jusqu’au couchant, la proclamation sacrée et incorruptible du salut éternel. » Voir les notes de la TOB.

[6] « Le texte de Lc se présente en deux recensions. Une recension longue est donnée par l’ensemble des manuscrits grecs, à l’exception de du Codex de Bèze ; c’est le texte du premier volume de la Synopse. Une recension courte interrompt le texte après les mots : « ceci est mon corps », omettant donc la fin du verset 19 et tout le verset 20 concernant la coupe eucharistifiée ; elle est attestée par la plupart des manuscrits de la Veille Latine (dont deux ont une interversion: verset 19a ; versets 17-18) et par le codex de Bèze. Ajoutons que la syriaque Curetonienne omet le verset 20 tout entier et place le verset 19 avant les versets 17 et 18, comme les deux manuscrits de l’ancienne version latine (pour retrouver l’ordre normal : pain, coupe) ; elle appuie donc, en partie, la recension courte. Au contraire, la syriaque sinaïtique donne le texte long presque intégralement, mais en bouleversant l’ordre des versets. Notons enfin que la Peshitta (équivalent de la Vulgate pour la version syriaque) omet les versets 17 et 18 ». Marie-Émile Boismard Synopse des quatre évangiles. § 318. I. D. 2. Tome 2 page 383.

[7] « les variantes intentionnelles sont bien plus fréquentes, en rapport étroit avec le caractère propre des écrits du Nouveau Testament. » Christian-Bernard Amphoux, Initiation à la critique textuelle du Nouveau Testament. Page 87.

[8] « Il est évident que S W et la masse des manuscrits combinent la leçon de P66 avec celle de B L VetLat ; ils viennent donc apporter un précieux soutien à P66, qui, autrement, aurait été complètement isolé. Par ailleurs, le texte de B L VetLat est surchargé; on peut s’étonner en effet du brusque changement de sujet des verbes : “ ils prirent… il sortit… ils le crucifièrent ” ; les mots “ et chargé lui-même de sa croix ”, font l’effet d’une insertion dans un texte où tous les verbes étaient au pluriel. Débarrassé de cette insertion, le texte de B L VetLat ressemble beaucoup à celui de P66. On peut donc affirmer que le texte primitif de Jn est celui de P66, soutenu indirectement par S W et la masse des manuscrits. L’addition de B L VetLat ne serait donc qu’une correction de scribe voulant réagir contre l’utilisation abusive, par les Docètes, du récit des Synoptiques : Jésus ne serait pas mort réellement ; un autre, Simon de Cyrène, lui aurait été substitué et serait mort à sa place ! On comprend alors la réaction d’un scribe recopiant le manuscrit d’un évangile de Jn et ajoutant : “ chargé lui-même de sa croix ”. On retiendra donc comme seul texte authentique de Jn celui de P66 : “ or eux, l’ayant pris, l’emmenèrent vers le lieu dit, etc. ” » Marie-Émile Boismard Synopse des quatre évangiles. § 351. Tome 3 page 421.

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