Voici deux épisodes de la vie de Jésus qui sont clairement inspirés de récits juifs antérieurs de plusieurs siècles. C’est en vain que l’on cherche un rapprochement aussi net entre la vie de Jésus et celle de n’importe quel dieu païen
La tempête apaisée
Lors d’une traversée en bateau, Jésus a calmé une tempête, de la même façon que Jonas, quelques siècles avant Jésus-Christ. Non seulement les histoires se ressemblent beaucoup mais elles sont racontées de la même façon dans l’évangile et dans l’Ancien Testament.
Mais le Seigneur lança sur la mer Et voilà qu’il se fit dans la
un vent violent ; mer une grande secousse
aussitôt la mer se déchaîna
à tel point que le navire menaçait au point que le bateau était
de se briser […] recouvert par les vagues.
Quant à Jonas […] il dormait Lui [Jésus], il dormait.
profondément.
Alors le capitaine s’approcha Ils s’approchèrent et le
de lui et lui dit : réveillèrent en disant :
[…] Lève-toi, invoque ton dieu. Sauve-nous, Seigneur,
Peut-être ce dieu-là songera-t-il
à nous et nous ne périrons pas. » nous périssons !
[…] […]
Les hommes hissèrent alors Alors il se leva, tança
Jonas et le lancèrent à la mer. les vents et la mer,
Aussitôt la mer se tint immobile, et un grand calme se fit.
calmée de sa fureur.
Et les hommes furent saisis Et les hommes étonnés
d’une grande crainte à l’égard disaient : Qui est-il, que
du Seigneur, lui offrirent un même les vents et la
sacrifice et firent des vœux. mer lui obéissent ?
Les œuvres du Messie
Voici un extrait du livre d’Isaïe :
« L’esprit du Seigneur est sur moi. C’est pourquoi il m’a oint. Il m’a envoyé annoncer la Bonne Nouvelle aux pauvres, consoler tous les affligés, annoncer aux prisonniers la libération… » (Isaïe 61,1, d’après la Septante).
Ce texte juif est daté du VIe siècle avant Jésus-Christ. Il est très proche des préoccupations chrétiennes :
– le narrateur est oint, c’est donc un Messie (« messie » signifie « oint »).
– comme lui, Jésus va annoncer la Bonne Nouvelle aux pauvres : « Heureux vous les pauvres, car le royaume de Dieu est à vous » (Luc 6,20 et parallèle en Matthieu 5,3).
– dans la version grecque de la Septante (que j’ai citée et qui n’est ici guère différente du texte hébreu actuel), « annoncer la Bonne Nouvelle » est rendu par le grec « euaggelizo » que l’on rencontre dans le Nouveau Testament et qui donne inéluctablement le français « évangéliser ». En grec, « évangile » signifie « bonne nouvelle ».
Ce texte a manifestement influencé les évangiles. Un jour, Jean-Baptiste voulut savoir si Jésus était le Messie :
« Et Jean dans sa prison entendit les œuvres du Christ ; il lui envoya dire par ses disciples : Es-tu celui qui vient ? Ou si nous en attendions un autre ?
Jésus leur répondit : Allez annoncer à Jean ce que vous entendez et ce que vous voyez :
les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, les morts se relèvent, aux pauvres on annonce la Bonne Nouvelle » (Matthieu 11,2-5. Parallèle en Luc 7,18-23).
« aux pauvres on annonce la Bonne Nouvelle » est une référence à Isaïe 61,1 cité plus haut, mais ce n’est pas tout car la réponse de Jésus est une mosaïque de citations du livre d’Isaïe au sujet de la venue du Messie :
– « les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent » est une référence à Isaïe 35,4-6[2].
– « les morts se relèvent » est une référence à Isaïe 26,19[3].
Jésus répond qu’il est bien le Messie (« celui qui vient »). Il montre que son action est celle qu’avait annoncée le prophète Isaïe : guérison et enseignement des humbles. Jésus a fait des miracles pour accomplir les Écritures concernant le Messie. Car c’était écrit.
Mais ce n’est pas tout. Les auteurs du Évangiles n’ont pas été les premiers à considérer Isaïe 61,1 comme une prophétie messianique. Un des manuscrits de la mer Morte [4] présente avec Matthieu 11,5 (la réponse de Jésus à Jean Baptiste) une évidente parenté.
Manuscrit de la mer Morte Matthieu 11,2-5
les cieux et la terre écouteront son Messie
[…]
[ il ] rend la vue aux aveugles, les aveugles voient,
redresse les courbés les boiteux marchent,
[…]
Car il guérira les blessés, les lépreux sont purifiés,
les sourds entendent,
fera revivre les morts les morts se relèvent,
et apportera la bonne aux pauvres on annonce
nouvelle aux pauvres. la Bonne Nouvelle.
Les œuvres du Messie apparaissent dans le même ordre : guérisons, résurrections et annonce de la Bonne Nouvelle. L’interprétation que les évangiles font de la prophétie d’Isaïe est conforme à la tradition juive de l’époque intertestamentaire.
À propos de miracles messianiques, le début du texte (« les cieux et la terre écouteront son Messie ») m’interpelle aussi. Après que Jésus eut ordonné à la tempête de s’apaiser (voir l’exemple précédent), « les hommes étonnés disaient : Qui est-il, que même les vents et la mer lui obéissent ? » (Matthieu 8,27, la tempête apaisée). Ce manuscrit nous souffle la réponse : Jésus est le Messie.
Ces deux textes juifs non chrétiens traitent d’un Messie qui annonce l’Évangile. La pensée des évangiles est décidément une pensée juive.
[1] Pour les évangiles, j’utilise la traduction de Jean Grosjean, Gallimard, 1971.
[2] « Voici votre Dieu […] Il vient lui-même vous sauver. Alors, les yeux des aveugles verront et les oreilles des sourds s’ouvriront. Alors, le boiteux bondira comme un cerf et la bouche du muet criera de joie. »
[3] « Tes morts revivront, leurs cadavres ressusciteront […] et la terre aux trépassés rendra le jour. »
[4] 4Q521, écrit en hébreu. Cité d’après Geza Vermes, Enquête sur l’identité de Jésus. Bayard, 2003. Page 22.